Après avoir perdu pied dans une grande partie du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger), la France va devoir manœuvrer pour préserver sa présence et ses intérêts au Sénégal désormais dirigé par Diomaye Faye, président qui assume sa posture souverainiste et son « panafricaniste de gauche ».
Francis Sahel
Ni ministre, ni Secrétaire d’Etat. La France n’a dépêché aucun membre de son gouvernement le 2 avril à Dakar pour l’investiture du nouveau président élu du Sénégal Bassirou Diomaye Faye. Une absence qui pourrait pourtant se retourner contre elle. Mais ce n’est pas la première fois que la France passe à côté dans l’appréciation de la succession de Macky Sall à la tête du Sénégal.
La DGSE à la manœuvre
En pleine controverse sur la tenue de la présidentielle, Paris avait fait le choix de dérouler le tapis rouge à Amadou Ba alors Premier ministre et candidat à la présidentielle, à la faveur d’un séminaire gouvernemental franco-sénégalais. A Dakar, les images du PM-candidat posant toute sourire aux côtés de son homologue français d’alors Elisabeth Borne avaient été perçues comme un adoubement. L’opposant Habib Sy, président du part « Espoir et modernité », qui s’est désisté à la présidentielle au profit de Diomaye Faye, avait même fustigé une « grave ingérence de la France qui n’a rien compris aux subtilités de la vie politique de ses anciennes colonies francophones ».
Paris n’avait pas non plus fustigé les violences politiques au Sénégal sous Macky Sall qui ont fait près de 65 morts entre mars 2021, date de la convocation d’Ousmane « pour viol » et juin 2023 lors de son incarcération à la prison du Cap Manuel, près de Dakar. A la vérité, la France n’a pas vu venir l’alternance au Sénégal, malgré la montée en puissance du Parti des patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF). Il aura fallu février 2023 pour que l’Etat français prenne contact avec Ousmane Sonko par le biais des agents de la DGSE (services secrets) dépêchés à Ziguinchor, grande ville de la Casamance, dans nord du pays, dont Sonko est le maire élu. L’entrevue a été suivie en mars 2023 d’une rencontre à Dakar entre Ousmane Sonko et la numéro 2 de la Cellule africaine de l’Elysée Nadège Chouat. La France avait toutefois continué à se méfier de « la bande à Sonko ».
Changement de paradigme
Pour la France, l’alternance à Dakar est porteuse d’incertitudes. Dans son discours d’investiture, le nouveau président sénégalais Diomaye Faye a promis une « rupture systémique » avec la gouvernance de Macky Sall et indiqué qu’il partageait les revendications de plus de souveraineté portées par les élites politiques, bien au-delà du Sénégal. Signe qui devrait inquiéter Paris, le nouveau président a clairement revendiqué sa main tendue aux pays de l’Alliance du Sahel (AES, Burkina Faso, Mali, Niger) tout en souhaitant qu’ils restent dans la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CDEAO). Le président du Conseil national de transition (CNT) du Mali Malick Diaw et le président de l’Autorité législative de transition (ALT) du Burkina Faso Ousmane Bougouma étaient d’ailleurs aux premières loges à Dakar lors de la cérémonie d’investiture.
D’autres sujets de frictions devraient rapidement s’inviter dans les relations entre la France et le nouveau président sénégalais. Comme son mentor Sonko, le candidat Bassirou Diomaye Faye avait clairement laissé entendre que le statu quo n’était plus tenable sur le franc CFA. À défaut d’une évolution vers une monnaie commune d’Afrique de l’Ouest, le nouveau président sénégalais n’a pas exclu pas pendant la campagne de battre une monnaie nationale. A l’aune du « panafricanisme de gauche » et du souverainisme revendiqué près de 19 fois dans le discours d’investiture, la France doit avoir de bonnes raisons de s’inquiéter également sur l’avenir des 350 soldats des Eléments françaisdu Sénégal (EFS) stationnés à Dakar. Le PASTEF plaide clairement pour l’élargissement de la coopération sécuritaire à d’autres partenaires, y compris la Russie qui a le vent en poupe au Sahel.
Inquiétudes des milieux économiques
Outre les relations bilatérales franco-sénégalaises, les mutations imposées par l’arrivée de Bassirou Diomaye Faye devraient concerner les entreprises françaises qui sont jugées en position hégémoniques dans de nombreux domaines de l’économie sénégalaise. Preuve de ce ras-le-bol : dix des quatorze magasins du groupe français Auchan avaient été brûlés lors des violences politiques qui ont secoué le Sénégal entre mars 2021 et juin 2023. Des stations-service de Total, autre multinationale fortement présente au Sénégal, avaient été saccagés par des émeutiers qui s’en étaient également pris aux boutiques de l’opérateur de téléphonie français Orange. Une autre grande entreprise française du secteur ferroviaire français, la SNCF, est le partenaire de référence de l’Etat du Sénégal dans la construction et l’exploitation du Train express régional (TER) de Dakar alors que le groupe de BTP Eiffage a construit l’autoroute Dakar-Diamnadio sous le régime du partenariat public-privé (PPP). Ce qui suppose qu’il exploite l’autoroute pendant plusieurs années afin de rentrer dans les fonds qu’elle a investis.
« Nous ne sommes pas contre la France, mais pour le Sénégal. Dire que je préfère le Sénégal, ne veut pas dire que je déteste la France. Ce que nous voulons, c’est un partenariat gagnant-gagnant », avait assuré Diomaye français déclaré Diomaye Faye avant son investiture comme candidat du PASTEF.
Devenu ensuite candidat puis président, la posture de l’inspecteur des Impôts de 44 ans n’a pas changé. « Le Sénégal, a-t-il déclaré mardi, restera le pays ami et l’allié sûr et fiable de tout partenaire qui s’engagera avec nous dans une coopération vertueuse, respectueuse et mutuellement productive ».
Session de rattrapage de l’Elysée
Derrière la sérénité affichée par les officiels français, se cache toutefois la crainte d’une rupture brutale avec le Sénégal qui reste, avec la Côte d’Ivoire, les deux derniers alliés sûrs de la France en Afrique de l’Ouest après les revers militaires et diplomatiques subis au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Anticipant sur les évolutions que va forcément réclamer Bassirou Diomaye Faye, Paris a tenu à lui donner des gages de bonne foi. Avant même la proclamation officielle des résultats, le président Macron lui a adressé ses félicitations en français et en wolof (première langue nationale du Sénégal) sur le réseau social X (ex Twitter). L’Elysée a également fait fuiter l’appel téléphonique entre Macron et Diomaye Faye le vendredi 29 mars, assurant qu’il a duré près d’une demi-heure et qu’il a permis une « discussion positive ». Reste désormais à savoir si cela suffira pour sauver les meubles.
Francis Sahel