A l’occasion de la sortie prochaine de nouvel ouvrage « Le fascisme rampant », Mondafrique s’entretient avec Hamma Hammami, secrétaire général du Parti des Travailleurs de Tunisie et leader historique de la gauche tunisienne.
Plus de deux ans et demi après le coup de d’Etat constitutionnel de Kais Saied, le 25 juillet 2021, le bilan du président putschiste est catastrophique, tant sur le plan politique, que sur les plans économique et social.Tous les indicateurs sont là pour le confirmer.
Les forces politiques du pays tendent de plus en plus à se désolidariser d’un président incapable de gérer une Tunisie en crise.On parle notamment de ses soutiens inconditionnels.
Hama Hammami, fervent opposant à cette nouvelle dictature choisit de traiter les différents traits de ce régime qu’il qualifie de « fasciste », comme l’indique le titre de son livre.
Des propos recueillis par la rédaction de Mondafrique
Mondafrique. Votre nouvel ouvrage, en arabe, s’intitule « le fascisme rampant ». Comment jugez-vous le régime tunisien ?
Hamma Hammami. Ce livre de 250 pages est composé d’un ensemble d’articles sur l’évolution de la situation politique en Tunisie depuis le coup de force du 25 juillet 2021. J’ai essayé de montrer tout au long de ces articles que ce qui s’est passé depuis ce coup de force et se passe encore devant nos yeux n’est pas un simple passage d’un gouvernement à un autre dans le cadre d’un même régime politique, en l’occurrence celui prévu dans la constitution de 2014, mais il s’agit plutôt de l’abandon d’un régime démocratique issu de la révolution.
Notre pays garantissait, malgré ses insuffisances et ses carences, les libertés, l’égalité entre hommes et femmes, la séparation des pouvoirs, le contrôle de l’exécutif par le législatif, la possibilité pour le parlement de démettre le président de la république, des élections libres. On assiste à l’instauration d’un régime despotique, dictatorial, qui détruit pratiquement tous les acquis de la révolution à commencer par la constitution qui a été tout simplement abolie et remplacée par une autre, rédigée par Kais Saied lui-même: un mode de gouvernement et de gestion de l’état totalement despotique, plutôt fasciste au profit des grands bureaucrates de l’état, des compradores et des institutions financières étrangères qui font tout pour empêcher l’avènement d’un régime démocratique et populaire en Tunisie.
Dans ce cadre j’ai essayé de suivre et d’analyser le processus de fascisation du régime mis en place par Kais Saied et qui va être probablement couronné l’automne prochain par un simulacre d’élections présidentielles, un « vote plébiscitaire » ou une « bai’a » dont le but est de proclamer officiellement Kais Saied « Bey » de la Tunisie. Le livre ne se limite pas à la description et à l’analyse de ce qui se actuellement en Tunisie mais il aborde aussi la question des tactiques à suivre pour faire face à ce fascisme rampant et en finir avec lui. L’idée centrale qui se dégage de tout cela est la suivante : une dictature ne se réforme pas, elle doit être totalement renversée.
D’où la nécessité d’un travail d’explication, profond et colossal, au sein des classes populaires pour les convaincre, organiser et mobiliser pour une deuxième « manche » de la révolution tunisienne.
Mondafrique. Pouvez vous décrire l’état des libertés publiques en Tunisie?
Hamma Hammami. Après deux ans et huit mois de pouvoir personnel de Kais Saied la situation ne fait qu’empirer. Les institutions et les instances de contrôle mis en place sur la base de la constitution de 2014 ont été démantelées ou marginalisées l’une après l’autre (Parlement, Conseil Supérieur de la Magistrature, Instance Supérieure Indépendante des Elections, Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA), Instance Nationale de Lutte Contre la Corruption etc…) et remplacées par des structures fantoches sous contrôle de l’exécutif et plus précisément le Palais de Carthage.
En même temps des lois scélérates et répressives ont été promulguées dont la plus célèbre est le décret 54 qui criminalise la liberté d’expression et de presse et dont les victimes ne cessent de se multiplier. Une campagne répressive s’est déclenchée contre les opposants au coup de force, hommes politiques, journalistes, blogueurs écrivains, magistrats, avocats etc…
« Ces derniers temps presque tous ceux qui ont annoncé leur volonté de se présenter aux prochaines élections se sont trouvés poursuivis pour complot contre la sureté de l’état ou pour corruption ou blanchiment d’argent ».
Les partis politiques, y compris ceux qui soutiennent Kais Saied sont marginalisés. La société civile n’est pas épargnée. Une nouvelle loi sur les associations attend d’être discutée au « parlement ». L’UGTT est depuis quelque temps mise en ligne de mire : arrestation de syndicalistes, diabolisation dans certains médias et dans les réseaux sociaux, arrêt de tout dialogue avec les syndicats etc… Bref une atmosphère de peur s’est installée dans le pays comme au temps de Ben Ali. Ceci dit nous avons besoin de comprendre tout cela. C’est ce que j’ai essayé d’analyser. La conclusion à laquelle je suis arrivé c’est que nous sommes en face d’un fascisme rampant qui menace tous les acquis démocratiques du pays y compris les acquis des femmes tunisiennes. Ce fascisme rampant véhicule un discours idéologique éclectique, fait de verbiage populiste, conservateur, nationaliste…
Mondafrique. D’après vous a qui profite ce retournement de situation poitique dans le pays ?
Hamma Hammami. Ce fascisme rampant est la réponse à la crise politique, économique et sociale qui ronge le pays depuis des années. En effet la révolution n’a touché que la forme du gouvernement. Le mode économique et social qui profite à une poignée de familles ainsi qu’au capital étranger n’a subi aucun changement. Ennahdha et ses allié.e.s ont pris le pouvoir pour continuer à appliquer les mêmes politiques de Ben Ali. Ainsi la crise s’est aggravée. Le système politique instauré après la révolution est devenu pourri : corruption, népotisme etc…
La situation était explosive quand Saied a fait son coup de force en s’appuyant sur l’appareil de l’état (armée, police…). C’était en fait pour sauver le système : une contre révolution dans la contre révolution. Aussi bien les « forces solides » de l’état que la poignée de familles qui accapare le grand morceau des richesses du pays et les forces étrangères, régionales et internationales qui ont des intérêts à sauvegarder, ont voulu mettre fin à l’expérience démocratique déjà chancelante de peur de perdre le contrôle de la situation et de voir le peuple tunisien s’insurger de nouveau contre ses nouveaux oppresseurs.
Le populisme de droite, conservateur, despotique et démagogique s’est imposé comme le sauveur du système en instaurant une nouvelle dictature fasciste en adoptant un nouveau masque différent de celui de Ben Ali. Mais le résultat est le même : répression, corruption, appauvrissement des larges masses populaires, accentuation de la dépendance etc…
Mondafrique. Quels sont les outils dont vous disposez, ainsi que votre parti politique, pour rallier les Tunisiens à votre vision politique ?
Hamma Hammami. Il faut reconnaitre que nous passons actuellement par une période de reflux caractérisée par une grande démobilisation dans tous les secteurs. Certes il y a toujours des poches de résistances mais elles sont faibles. Doit-on remarquer aussi que le malaise est grandissant dans les rangs des différentes classes et couches populaires à cause du chômage, la pauvreté, la cherté de la vie, la pénurie de produits de première nécessité, la dégradation sans précédent du service public etc… Mais ce malaise ne s’est pas encore transformé en une opposition franche au régime de Kais Saied qui s’isole de plus en plus et multiplie ses adversaires même parmi ceux qui l’ont soutenu. Un grand travail d’explication au sein des travailleur.se.s, des jeunes, des femmes, des intellectuel.le.s est nécessaire. Les axes principaux de ce travail sont clairs : les libertés, les droits économiques et sociaux et la souveraineté nationale dans le but de créer les conditions favorables pour mettre fin à ce fascisme rampant. Sur un autre plan le rassemblement des forces de l’opposition démocratique progressiste s’impose comme une urgence dans l’état actuel d’effritement qui ne profite qu’au pouvoir despotique.
Mondafrique. Les élections présidentielles auront lieu en Tunisie à l’automne prochain.
Comptez-vous présenter votre candidature ?
Hamma Hammami. Non, nous avons déjà appelé au boycott de cette nouvelle mascarade électorale. Il faut être naïf pour croire que Saied a fait son coup de force, démantelé toutes les institutions, promulgué une nouvelle constitution et instauré son pouvoir personnel pour le donner enfin à quelqu’un d’autre par le billet d’une élection démocratique. D’ailleurs il l’a lui-même signifié dans une déclaration faite l’été dernier : « je ne passerai pas le pouvoir à quelqu’un qui n’est pas patriote ». Par conséquent il va le garder jusqu’à ce qu’il trouve lui-même « l’oiseau rare ».
Les conditions d’une élection libre sont absentes : pas de liberté de se présenter, d’ailleurs ceux/celles qui ont exprimé leur intention de se présenter à ces « élections » sont ou bien en tôle ou bien poursuivi.e.s en justice. Pas de liberté d’expression pour mener une vraie campagne, les médias publics sont déjà sous contrôle, et les privés sont tout le temps harcelés et enfin le décret 54 est là pour intimider tout candidat probable. Pas d’instance électorale indépendante pour garantir la régularité des élections. En bref le climat politique n’est pas propice pour des élections démocratiques. Ainsi participer à ces prétendues élections présidentielles dont la date et le cadre juridique ne sont pas encore clairement définis revient à participer à l’usurpation de la volonté populaire et donner une légitimité à cette dictature qui s’installe petit à petit.
Mondafrique. Quel avenir attend les tunisiennes et tunisiens en cas de réélection du président Saied ?
Hamma Hammami. Plus de répression, plus d’appauvrissement et plus de dépendance. La seule issue possible pour éviter tout cela consiste à s’unir et s’organiser autour d’une plateforme démocratique progressiste pour reprendre le chemin d’une révolution trahie et réaliser les aspirations d’un peuple digne d’une vie meilleure.
Mondafrique. Vous avez déjà publié de nombreux ouvrages notamment « Contre l’obscurantisme », « Regard sur la situation des femmes en Tunisie », « Sur la laïcité », « Socialisme ou barbarie », « Le chemin de la dignité », « Le singulier et le pluriel en matière de liberté et égalité », « populisme en Tunisie : trilogie du despotisme, de l’appauvrissement et de la dépendance », « Pur Radhia-Recueil de poèmes » etc…
Etes-vous satisfait de leurs diffusions ? Et quel.le.s lecteur.rice.s ciblez-vous avec « Le fascisme rampant » ?
Hamma Hammami : J’ai commencé à publier des écrits en 1985. Je suis satisfait de leur diffusion puisque plusieurs d’entre eux ont été réédités. La diversité des sujets traités a facilité la diffusion. Concernant le dernier ouvrage, « Le fascisme rampant », à part l’idée d’animer le débat politique, je vise surtout les jeunes. L’activisme ne suffit pas. Il faut avoir des idées directrices dans la tête en plus d’une stratégie et d’une tactique.