Dans la version française d’un texte en arabe paru sur « Al Jazeera » et que Mondafrique a eu l’autorisation de reproduire, Michaël Ayari, senior Analyst Tunisia/Algeria d’International Crisis, montre les limites du discours populiste et autoritaire du président tunisien, Kaïs Saïed, qui se présente à nouveau à la Présidentielle du 6 octobre 2024 oùlla plupart des candidats ont été écartés ou emprisonnés. Les risques de fracture que les choix présidentiels provoquent au sein de la société tunisienne paralysée par la peur et contrainte à l’immobilisme n’ont jamais été aussi forts.
La montée d’une forme de capitalisme autoritaire en Tunisie, sous la direction d’un président concentrant un pouvoir accru a contribué à créer un climat d’incertitude et de stagnation économique et n’a pas réduit la dépendance du pays envers l’Occident, ni promu l’investissement, contrairement aux objectifs affichés par le chef de l’Etat. Au contraire, elle a accentué la dépendance à l’égard de l’Europe et des devises des Tunisiens à l’étranger, tandis que la lutte contre la corruption a entraîné des arrestations arbitraires dans le secteur des affaires où les opérateurs économiques contraints de violer des lois inapplicables risquant des sanctions sévères, vivent dans la peur.
Cette situation présente des risques significatifs pour la stabilité de la Tunisie. Elle exacerbe la polarisation politique et sociale, surtout à mesure que les opportunités économiques se réduisent, et nourrit un le ressentiment de larges pans de la population. La rhétorique nationaliste et populiste du président Saïed politise davantage cette dynamique, divisant la société suivant une ligne idéologique. Alors que la croissance économique stagne, son discours conflictuel gagne en popularité, légitimant par avance d’éventuelles violences plus graves que celles qui avaient pris pour cible les migrants subsahariens en 2013. Face à ces développements, les alliés et les bailleurs de fond de la Tunisie doivent reconnaître le potentiel d’instabilité inhérent au régime qui se met en place et prendre des mesures pour encourager les réformes relatives à gouvernance et à la protection des droits humains. Une condamnation claire de cette rhétorique belliqueuse est également nécessaire pour éviter une potentielle escalade de violence.
Un capitalisme autoritaire inefficace
La Tunisie n’a pas pu récupérer la croissance perdue à la suite de la pandémie de Covid, ce qui est préoccupant à plus d’un titre. Cumulée sur trois années, la croissance ne rattrape pas la contraction de 8,7 % de 2020. Elle a même décru en 2023, atteignant à peine les 0,4%. Plusieurs facteurs économiques indépendants du pouvoir politique contribuent à expliquer cette mauvaise performance. Trois années consécutives de sécheresse, la diminution de la note souveraine du pays, la contraction du crédit à l’échelle internationale, l’augmentation du prix des matières premières dans le sillage de la guerre en Ukraine et le fardeau de la dette publique ont, certes, participé au ralentissement de l’activité économique.
Néanmoins, la focalisation du discours politique du Président Kais Saïed sur la lutte contre la corruption, l’emprisonnement d’un nombre grandissant de politiciens, de syndicalistes, de hauts fonctionnaires, d’hommes d’affaires et de citoyens ordinaires grèvent la croissance dans une mesure plus importante. Le capitalisme autoritaire en train de se mettre en place sous l’égide d’un président qui concentre la majorité des pouvoirs n’a ni rendu le pays moins dépendant de l’occident, ni moralisé l’économie ni favorisé l’investissement. Au contraire, la dépendance est plus que jamais importante malgré le discours souverainiste du « il faut comptez sur nos propres ressources » : dépendance envers les migrations en Europe, les devises des immigrés, le tourisme et le paiement de la dette extérieure qui absorbe une part importante des devises.
Le slogan populiste de lutte contre la corruption se matérialise par une multiplication d’arrestations dans le milieu des affaires dont l’objectif inavoué semble de mettre au pas politiquement la classe d’affaires et de ramener de l’argent dans les caisses de l’Etat. La grande majorité des individus présentés dans les médias comme corrompus ont commis des infractions douanières, fiscales, relatives à la législation de changes, comme le font une grande majorité des citoyens, étant donné que les lois dans ces domaines sont inapplicables, promulguées au fil des décennies, la plupart pour des objectifs de court terme relatifs à la protection des intérêts des proches du pouvoir politique.
Résultat : les opérateurs économiques ne pouvant se conformer à 100% à la légalité car les pouvoirs publics n’ont pas cherché à adapter la juridiction à la réalité des pratiques économiques, vivent dans la peur d’être contraints de payer de fortes amendes, voire incarcérés ou contraints à l’exil. Le zèle des fonctionnaires qui profitent du discours anti-corruption et anti-riches du chef de l’Etat et de ses relais médiatiques pour exercer une petite vengeance contre les nantis et les soi-disant privilégiés, est de plus en plus répandu et contribue à faire chuter l’investissement.
Plusieurs entrepreneurs produisant des produits subventionnés par l’État seraient presque « rackettés » par les pouvoirs publics, contraints de poursuivre leur activité même s’ils n’ont pas reçu l’argent public de la compensation, sous peine de se retrouver derrière les barreaux pour des infractions somme toute mineures. Leur seul horizon consiste à fuir le pays.
Une absence totale de visibilité
Dans les années 1990-2000, sous Ben Ali (1987-2011), le régime était autoritaire et la peur était de mise tant dans le milieu des affaires que parmi les citoyens ordinaires. Seulement, pour peu qu’ils s’acquittassent d’une dîme envers certaines personnes hautes placées, les investisseurs étaient protégés.
Dans la Tunisie de Saïed, ils ne le sont plus, et ce, quel que soit leur nationalité. Personne ne sait d’où et de qui peut venir « l’ouverture d’un dossier ». La visibilité et la prévisibilité est quasi nulle et la confiance s’effrite. Trois attributs qu’un capitalisme autoritaire efficace est pourtant censé engendrer. Au lieu de conduire à plus de morale et de discipline, la peur de la prison et de fortes amendes paralyse l’activité économique. Le climat de délation et de dévotion envers le chef de l’Etat se renforce, au même titre que l’apathie politique et le désintérêt pour la chose publique ; en témoignent les taux de participation aux derniers scrutins, dépassant à peine les 10%. Comme sous Ben Ali, l’exercice de la citoyenneté étant risqué, comme le montre les incarcérations d’opposants politiques.
Le chef de l’Etat concentre de plus en plus de pouvoirs. Mais aucune structure autoritaire pyramidale, fluidifiée par des intermédiaires qui faciliteraient l’activité économique en protégeant les investisseurs de l’insécurité juridique ne se met en place.
Le président utilise son pouvoir et sa légitimité pour avaliser l’arrestation de davantage de citoyens par l’appareil sécuritaire et judiciaire, comme si cela allait rendre vertueux, productifs et patriotes les Tunisiens encore en liberté. Ce faisant, il renforce la peur parmi les privilégiés tout en laissant croire aux déshérités qu’ils prendront bientôt leur place, lorsque la nouvelle architecture institutionnelle et économique qu’il promeut avec son cercle rapproché idéologique sera mise en place. Il contribue enfin à désinhiber le désir de vengeance des catégories les plus modestes de la population contre la classe moyenne dont la plupart de ses membres ont pu, au fil des générations, bénéficier de largesses quelconques de l’Etat et du pouvoir politique, leur permettant ainsi d’y accéder.
Vers la polarisation de la société
Un tel mécanisme présente des risques majeurs pour la stabilité du pays. Il polarise la société dans un contexte de raréfaction des ressources diverses que l’Etat peut attribuer. Ceci renforce la probabilité qu’une partie de la société tente de s’approprier directement les privilèges qu’une autre partie détient, même si, à l’heure où ces lignes sont écrites, la tendance est plutôt à l’immobilisme et à la démobilisation sociale et politique.
En laissant entendre que les pro Kaïs Saïed seront les privilégiés qui demain pourraient remplacer ceux que « la décennie noire » (2011-2021, expression qui désigne la transition démocratique dans le langage du régime) a créé sur fond de corruption, le président dresse un pan de la population contre un autre.
Le discours nationaliste et anti-occidental de Kaïs Saïed et de ses partisans vient politiser le mécanisme décrit. Selon cette rhétorique, riches, privilégiés, corrompus, pro-occidentaux et Israël font face à des pauvres, déshérités, patriotes et vertueux, pro-Palestiniens et anti-Occidentaux.
En un sens, Kaïs Saïed devient plus populaire à mesure que l’activité économique ralentit. Plus la croissance se rapproche de zéro, plus ce discours se renforce, ce qui engendre davantage d’arrestations, de peur et de ralentissement économique. En effet, ses slogans belliqueux donnent davantage de sens aux frustrations populaires, soulageant ainsi ceux qui les ressentent. De même, légitiment-ils par avance, les éventuels accès de violence de sa base sociale et politique hétérogène. Celle-ci va des anciens militants de chocs du parti au pouvoir à la fin des années 1980 et marginalisés par Ben Ali, aux nationalistes arabes et gauchistes réunies par l’anti-islamisme et la volonté de former une contre-élite dont la légitimité ne sera plus fondée sur la naissance, la compétence et la technicité, mais sur le dévouement à une cause.
Cette base, nombreuse, en particulier dans les régions de l’intérieur du pays, risque, si la situation économique continue de se détériorer, de constituer des groupes d’autodéfense et de transformer son dévouement en fanatisme envers le chef de l’Etat, visant les opposants politiques, les « corrompus », sionistes et pro-occidentaux désignés, de tout bord.
Si ce scénario se réalisait, le climat de violence contre les migrants subsahariens, pris pour cible à la suite d’une intervention publique de Kaïs Saïed en février 2023, serait son avant-goût. Pour mémoire, le chef de l’Etat avait alors affirmé que des « hordes de migrants clandestins » étaient à l’origine de « violences et d’actes inacceptables » et ajoutant que le « but inavoué » de la migration subsaharienne vers la Tunisie était de « transformer [sa] composition démographique » et de « la dépouiller de son identité arabo-musulmane ». Des petits groupes d’autodéfense s’étaient constitués en réponse. Dans les grandes villes et les banlieues, ils avaient attaqué des migrants subsahariens ou les avaient dénoncés à la police et à la garde nationale. Certains de ces groupes avaient aidé les forces de sécurité à expulser des centaines de migrants de leurs maisons ou sont entrés eux-mêmes dans les maisons des migrants pour les vandaliser et les piller.
Les pays amis de la Tunisie, occidentaux et arabes, doivent se rendre compte que le régime qui se met en place porte en lui un potentiel de violence non négligeable qu’il convient d’ores et déjà d’anticiper. Les bailleurs de fonds internationaux devraient donc continuer à encourager les réformes en matière de gouvernance et de protection des droits humains, tout en condamnant clairement les discours belliqueux, lesquels, à court ou moyen terme, si les conditions étaient réunies et que l’Etat tunisien le décidait, pourraient se changer en violence.