Alors que Paul Biya va fêter ses 90 ans dont plus de quarante-et-un à la tête du Cameroun, sa succession s’annonce comme un défi dans un pays carrefour de l’Afrique centrale francophone.
Un entretien avec le chercheur Olivier Vallée.
Mondafrique : quelle est l’actualité de la succession de Paul Biya, le doyen des dirigeants d’Afrique francophone ?
Olivier Vallée : Paul Biya est âgé. Les prochaines élections sont prévues en octobre 2025. Et il faut éviter la contagion des turbulences observées dans toute la région.
Mondafrique : quelle est la situation du Cameroun sur le plan de la sécurité ?
O.V. : Le pays se débat sur deux fronts. Presque tout le nord du pays est sous le contrôle de Boko Haram et de bandits armés. A l’Ouest, le conflit de l’Ambazonie, territoire revendiqué par les anglophones, s’est aggravé. Il a abouti à la coupure du pays en deux. Tout ceci nourrit une conflictualité larvée à l’égard du Nigeria. La sécurité du régime est assurée par les Bataillons d’Intervention rapide (BIR) entraînés par des Israéliens. Le Cameroun s’accommode, de plus, d’une insécurité ambiante très forte, en ville et dans les campagnes.
Mondafrique : et sur le plan économique, que pèse le Cameroun ?
O.V.: C’est le pays le plus puissant économiquement de la zone franc en Afrique centrale, avec des ressources en pétrole, gaz, bauxite, minerais et, de plus en plus, une forme d’agro-industrie, où prospère un capitalisme indigène puissant. La bourgeoisie vit bien, depuis cinquante ans, de ses rentes diverses, et, sans être forcément favorable à Paul Biya, elle n’est pas très inspirée par le bouleversement qui s’annonce. Par rapport aux critères conventionnels du FMI, le Cameroun se porte plutôt bien. Le groupe français Favre est présent dans le cacao, le poivre, la banane. En zone anglophone, c’est le groupe CDC, dans l’hévéa et l’huile de palme. L’agriculture camerounaise est modernisée et capitalisée. Le secteur clé qui rapporte beaucoup à Paul Biya et son entourage, c’est la forêt, exploitée en association avec la Chine.
Mondafrique : Paul Biya est-il une personnalité de la Françafrique ?
O.V. : Oui. Mais à l’image du Cameroun, avec des revirements soudains, des formes de rappel de l’histoire coloniale. Le pays n’était pas une colonie française mais placé sous mandat français. Le Président est lié à des réseaux maçonniques et rosicruciens français. Il a grandi dans l’ombre du premier Président Ahmadou Ahidjo, aux côtés duquel l’armée française a très durement combattu les indépendantistes de l’Union des Populations Camerounaises (UPC).
Il ne faut pas oublier non plus que c’est un pays qui est la réunion du Cameroun anglophone et du Cameroun francophone issus du grand Cameroun sous mandat allemand.
Mondafrique : comment expliquer la longévité de Paul Biya ? Quel est son secret ?
O.V.: Biya a succédé à un Président qui était minoritaire, un Peul issu du nord musulman. La guerre civile qui a fracturé le pays s’est prolongée après l’indépendance, jusqu’au début des années 1970, faisant plusieurs dizaines de milliers de victimes. Biya était très proche d’Ahidjo mais avec lui, le Cameroun a tourné la page de la guerre. Ancien séminariste, c’est un pur produit de l’administration française. Il s’appuie sur sa communauté du centre du pays, le groupe Beti. Il est perçu comme un garde-fou vis à vis des Nordistes, un «démocrate» par rapport à une menace militaire et un homme pacifique, même si son indulgence à l’égard des militants de l’UPC est restée très mesurée. Finalement, tout cela fait que Biya n’apparaît pas comme quelqu’un de négatif ; il a réussi à faire oublier qu’il était très lié à Ahidjo et la réaction française.
Mondafrique : comment le pouvoir a-t-il évolué avec le temps ?
O.V.: Le parti hégémonique, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), est la continuité du parti d’Ahidjo et pour réussir en quoi que ce soit au Cameroun, il faut en être membre. Les gens de l’Ouest, où est né en 1990 le Social Democratic Front (SDF), parti anglophone à prétention nationale, sont systématiquement marginalisés. On assiste à une sorte de partage du pays entre les Bamiléké de l’Ouest dans les affaires et les Béti du centre dans la politique. Au fur et à mesure que Paul Biya a vieilli, le régime s’est peu à peu fossilisé, continuant d’évoluer non pas sur la base d’un consensus mais plutôt d’un raidissement gérontocratique. Aujourd’hui, l’épouvantail du SDF ne fonctionne plus. Mais l’unité des oppositions, dont une partie des leaders est en prison, se fait difficilement sur fond de luttes armées.
Mondafrique : est-ce qu’on peut parler d’un système Paul Biya ?
O.V. : C’est un régime qui repose sur les cinq doigts d’une main. Et certains disent que l’un de ces doigts est un colonel britannique. La décision est très centralisée. Paul Biya est le moyeu vide de la roue. Son absence permet à la roue de tourner. La plupart des éliminations et des sanctions ne sont pas prononcées par lui. Ce n’est pas un pouvoir autocratique classique, comme celui qu’exerçaient Sekou Touré ou Omar Bongo. Malgré le culte de la personnalité dont il fait l’objet, Biya joue plutôt sur une forme d’invisibilité, de réserve.
La gouvernance est catastrophique, les détournements systématiques et, de temps à autre, un dignitaire paye ponctuellement, plus pour ses ambitions politiques que ses méfaits. Paul Biya sacrifie volontiers ses proches.
Mondafrique : quels sont les événements qui pourraient déstabiliser la succession de Paul Biya ?
O.V. Même s’il y a des facteurs de fragilité, c’est plutôt le positionnement de chacun des éventuels héritiers qui pourrait accélérer la sortie du statu quo avant les prochaines présidentielles. Une révolution de palais n’est pas exclue. On peut imaginer un camp familial qui pense qu’il vaut mieux remplacer le Président avant que d’autres ne le fassent.
L’armée est bien traitée, donc une mutinerie du ventre est peu probable.
Mondafrique : sur le plan international, quels sont les alliés de Paul Biya ?
O.V.: Il y a un consensus international occidental sur sa personne. Et si jamais il était lâché, Paul Biya irait chercher les Russes sans hésiter.
Mondafrique : alors, qui sont ses héritiers ?
O.V.: Son épouse, Chantal, fait partie de l’équation. Elle est liée à un certain nombre de réseaux sociaux, caritatifs, d’organisations de femmes qui lui obéiront. Son seul point faible, c’est qu’elle n’est pas Béti. Le fils Franck pourrait aussi faire partie de l’équation s’il continue à entretenir de bonnes relations avec sa belle-mère. Il incarne la nouvelle génération du RDPC. Chantal a aussi deux enfants, un fils et une fille. Les enfants peuvent devenir une sorte de fétiche qui permet au système de perdurer pour un temps.
Il y a des gens qui vivent mal l’influence des conseillers israéliens impliqués dans beaucoup d’opérations foncières douteuses. Ce n’est jamais agréable pour des militaires de recevoir des ordres d’étrangers. On peut aussi imaginer que de jeunes officiers des BIR se lassent un jour de leur hiérarchie d’octogénaires.
Autre hypothèse, que le camp de Douala s’unisse derrière un candidat «économique», plus jeune, fédérant des forces économiques, politiques et religieuses.
Mondafrique : la stabilité du Cameroun est-elle un enjeu ?
O.V.: Biya n’a jamais entretenu de relations amicales ou fraternelles avec ses voisins de la CEMAC. Il se perçoit comme nettement supérieur aux autres chefs d’Etat, à l’exception de Faustin-Archange Touadera, qui a fait ses études au Cameroun et qui est professeur. Biya aime bien les universitaires. Aujourd’hui, il considère les Tchadiens comme une source d’ennui et se méfie de Sassou N’Guesso et du Nigéria. Il est sceptique sur la sincérité des Américains à son égard sachant que ce qu’il fait subir aux anglophones nourrit un fort mécontentement contre lui au Congrès. En dehors d’Israël, pour lui, les seuls interlocuteurs sérieux sont la Chine et Russie. Je pense que la stabilité du Cameroun reste un enjeu pour la France. Car ce pays est un marché important pour la France et son laisser-faire permet à la zone franc dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale de fonctionner de façon satisfaisante, beaucoup mieux que sa voisine ouest-africaine. L’écroulement du régime Biya serait une mauvais nouvelle de plus pour Paris.