Côte d’Ivoire, vers le désenchantement ?

Les mutineries de soldats qui ont eu lieu à nouveau, ces derniers jours, dans la région de Bouaké révèlent la fragilité du pouvoir ivoirien.

Moteur économique régional, la Côte d’Ivoire longtemps applaudie comme un exemple de stabilisation après de douloureux épisodes de troubles civils laisse échapper d’inquiétants signaux de fragilité. Les mutineries déclenchées début janvier dans la ville de Bouaké par d’anciens rebelles intégrés à l’armée qui, ces derniers jours, défient une nouvelle fois le préident Ouattara ont révélé la capacité de nuisance des anciens chefs de guerre qui avaient pris le contrôle du nord du pays entre 2002 et 2011.

Sous pression, le président ivoirien Alassane Ouattara s’était empressé de répondre aux revendications comprenant l’amélioration des conditions de travail et surtout le versement de primes pour ramener la paix sociale. Mais cela n’a pas suffi, semble-t-il, pour éteindre la contestation.

 

iCoulisses politiques 

Suite aux premières mutineries, des regards suspicieux se sont tournés vers le président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro, ex-dirigeant de l’ancienne rébellion des Forces nouvelles alors en pleine campagne pour sa reconduction à la tête du perchoir. Encore très influent chez les ex rebelles, ce dernier voit d’un très mauvais oeil la mise à l’écart récente de personnalités de son entourage occupant des postes clés. Lors du remaniement du 11 janvier, plusieurs de ses proches ont notamment été éconduits. C’est le cas de l’ex ministre de la communication Affoussiata Bamba, de l’ancien ministre des Eaux et Forêts, Louis-André Dacoury-Tabley, et de l’ancien ministre de l’emploi, des affaires sociales et de la formation professionnelle, Moussa Dosso, qui fut l’un des trésoriers des Forces nouvelles à Bouaké du temps de la rébellion.

A l’occasion des législatives du 18 décembre 2016, plusieurs candidats soutenus par Soro ont par ailleurs été écartés de la compétition électorale par le parti présidentiel, le Rassemblement des républicains (RDR). De quoi piquer l’orgueil de l’ancien seigneur de guerre à qui Alassane Ouattara doit son accession au pouvoir et qui faisait jusqu’alors figure de dauphin potentiel pour les présidentielles de 2020.

Or, sur ce plan aussi les cartes ont été rebattues. La création, le 10 janvier, d’un poste de vice-président occupé par Daniel Kablan Duncan devenu de facto la deuxième personnalité du pays dans l’ordre protocolaire a élargi la liste des potentiels successeurs. La nomination d’Amadou Gon Coulibaly, originaire du nord tout comme Soro, au poste de premier ministre, a enfoncé le clou. Ancien secrétaire général de la Présidence, pur produit du RDR décrit par un fin connaisseur de la politique ivoirienne comme « un faucon du système Ouattara » lié au monde des affaires, celui-ci passe désormais pour être le favori du chef de l’Etat.

Dans ce contexte de bras de fer politique, les mutineries des ex rebelles ont permis à Soro – réélu à la présidence de l’Assemblée à  plus de 95% des voix – de réaffirmer son pouvoir d’influence. Pour preuve, c’est l’un de ses fidèles lieutenants du temps de la rébellion, l’ancien com’zone Issiaka Ouattara dit « Wattao » qui s’est rendu à Bouaké le 7 janvier aux côtés du ministre de la défense Alain-Richard Donwahi pour négocier avec les mutins. La présence exceptionnelle du président de l’Assemblée au conseil de défense réuni à l’initiative du chef de l’Etat au moment des mutineries est un autre indice de son poids politique. « En intervenant pour calmer le jeu, il s’est rendu indispensable et à envoyé un message clair à la présidence: moi ou le chaos » relève un journaliste ivoirien.

Forces de l’ordre : « La greffe n’a pas pris »

Reste que ces mouvements d’humeurs ont mis en évidence l’existence d’importantes lignes de fracture dans les rangs des forces de sécurité ivoiriennes.

D’abord entre les anciens de l’armée régulière (ex Force armée nationale de Côte d’Ivoire) et les ex rebelles intégrés à l’armée qui entretiennent de vieilles rancoeurs héritées de la guerre civile au cours de laquelle ils se sont affrontés. « La greffe n’a pas pris » résume une source sécuritaire pointant l’échec de la réconciliation qui constitue l’un des principaux objectifs de la politique de réforme du secteur de la sécurité (RSS). Le renforcement de la cohérence au sein des différents corps de sécurité et notamment de l’armée qui compte près de 22 000 éléments reste par ailleurs très lacunaire, miné par la sous représentation de certains segments de la nation ivoirienne, notamment les populations issues de l’Ouest du pays. Le versement, en janvier, des primes réclamées par les ex rebelles n’a fait qu’accentuer ces divisions poussant les militaires à réclamer un traitement équivalent.

Deuxièmement, les écarts sont importants entre les ex rebelles eux-mêmes dont certains ont pu, mieux que d’autres, profiter de l’arrivée de Ouattara au pouvoir pour s’enrichir, nourrissant les frustrations de ceux restés au bas de l’échelle. « Les grandes figures de la rébellion ont investi dans l’immobilier, développé des liens avec les réseaux d’affaires notamment libanais. Mais bien d’autres n’ont pas récolté les dividendes de la consécration du pouvoir actuel qu’ils ont pourtant contribué à mettre en place » note la même source.

Enfin, ces divisions accompagnent une tendance à l’atomisation des forces armées due à des allégeances claniques plus ou moins fluctuantes articulées autour de personnalités politiques. « Entre les pro Gbagbo, les hommes du ministre de l’Intérieur Hamed Bakayoko, ceux de Ouattara, ceux de l’armée régulière et ceux de Guillaume Soro, il y a plusieurs armées ivoiriennes » .

Dégradation de la situation socio-économique

A ces secousses sécuritaires s’ajoute un climat socio-économique troublé. Depuis novembre 2016, les appels à la grève des fonctionnaires réclamant augmentations salariales, paiement d’arriérés et révision de la réforme des retraites adoptée en 2012 se sont multipliés. Au moment des mutineries de janvier, des étudiants qui se sont joints au mouvement social sont descendus manifester dans les rues d’Abidjan. A la faveur du soulèvement, certains ont brutalement fait irruption dans le lycée français Jean Mermoz, empêchant la tenue des cours et ravivant de mauvais souvenirs chez certains expatriés présents au moment de la crise de 2004. Suspendue le 28 janvier, la grève pourrait reprendre si l’une de principales revendications, à savoir le paiement des stocks d’arriérés de salaire à hauteur de 240 milliards de F CFA, n’est pas satisfaite. « Si ce n’est pas fait rapidement, nous recommenceront » avertit un représentant syndical.

Portée par des revendications concrètes, la grogne sociale est également nourrie par une vive perception des inégalités tandis que les commentaires sur un « désenchantement » de l’ère Ouattara se font de plus en plus entendre. Quoique spectaculaire, passée de -2% en 2010 puis -4,7% en 2011 à 10,7% en 2012 et 8% en 2014 et 2015 (Banque Mondiale), la croissance exceptionnelle qu’est parvenu à impulser le régime demeure insuffisamment inclusive. « Le revenu par habitant ne se redresse que très lentement (…) et tant le sous-emploi que le chômage restent très important » relève Serge Michaïlof, ancien directeur de la Banque Mondiale dans son ouvrage « Africanistan ». Autant de failles propices à générer un sentiment d’exclusion accentué par une corruption rampante. Toujours selon Michaïlof, celle-ci « semble se déchainer, tant pour l’enrichissement personnel de quelques personnalités que probablement pour constituer des réserves pour les combats politiques à venir ».

A Abidjan, le train de vie luxueux que mènent certaines personnalités politiques fait l’objet de critiques amères de la part des citoyens tout comme les liens inextricables entre les responsables politiques dont le couple présidentiel et les secteurs économiques. « Si le pouvoir doit craindre quelque chose, c’est d’abord la colère de la rue » commente un homme d’affaires installé dans le pays. En outre, l’attribution courante de marchés d’Etat sous forme de gré à gré, à, ou via des hommes d’affaires régulièrement cités par la presse agace nombre d’entrepreneurs ivoiriens et étrangers.

Les mutineries de janvier ont par ailleurs écorné l’image de stabilité qui bénéficiait jusqu’à présent à l’économie ivoirienne. Plusieurs voyages d’affaires ont fait l’objet d’annulation tandis que de grands groupes privés comme Bouygues ont recommandé à leurs salariés de quitter le pays en attendant une accalmie. De quoi ébranler l’enthousiasme de certains investisseurs. « Les sociétés d’assurance crédit ou les banques d’investissement peuvent être tentés de modifier l’indice de risque pays en interne » redoute un banquier ivoirien.

Ces entraves au bon climat des affaires sont d’autant plus susceptibles de nuire à l’image de la Côte d’Ivoire déjà en proie à d’importants problèmes de trésorerie qu’elles s’accompagnent de tensions politiques.

A la bataille feutrée qui oppose les prétendants à la succession du chef de l’Etat s’ajoutent les incertitudes quant au sort réservé au Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Henri Konan Bédié, allié du RDR dans la coalition du Rassemblement des houphouétistes pour le développement et la paix (RHDP) qui a porté Ouattara au pouvoir à deux reprises, en 2010 et 2015. Pour justifier ce ralliement auprès des militants de son parti, Bédié avait laissé entendre que la présidence reviendrait au PDCI en 2020. Mais l’actuel président ivoirien tiendra t-il parole ?

Malgré la nomination de Daniel Kablan Duncan, membre du PDCI, au poste de vice-président, plusieurs observateurs soulignent la tendance actuelle du pouvoir à se refermer sur lui-même, privilégiant la nomination de personnalités issues du sérail au détriment d’une politique d’ouverture. A son arrivée à la tête du gouvernement, Amadou Gon Coulibaly a mis en place une nouvelle équipe de conseillers écartant plusieurs fidèles du PDCI. Surtout, depuis le remaniement de janvier, le parti de Bédié ne compte plus que 9 ministres sur 29. « Drôle de façon de remercier un allié » ironise, agacé, un membre du parti.

En proie à des frictions, les deux poids lourds de la formation au pouvoir, RDR et PDCI, font enfin l’objet de contestations dans leurs propres camps. Une désaveu remarqué lors de la percée des candidats indépendants, dont de nombreux dissidents des deux partis, qui ont obtenu 75 sièges sur 254 lors des législatives de décembre 2016.