Un livre foisonnant sur les héros de « la France noire »

Après avoir déclaré leur amour aux cultures africaines chez Fayard en 2019, Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi sont rejoints par l’historien Pascal Blanchard pour concevoir Notre France noire. Ce dictionnaire enjoué, d’Adoption aux Zoulous, en passant par Joséphine Baker, Champagney, Yannick Noah ou Arthur Rimbaud, mais aussi la publicité Banania, le CRAN, les humoristes noirs ou le rhum Negrita, est tour à tour facétieux et profond, culturel, historique et politique. Un Panthéon aux couleurs de la France.

Une chronique d’Ahmed Boubeker

Qui était le premier « maire » noir de Paris ?
Quelle était la première miss France noire ?
Habib Benglia est-il le plus grand acteur noir français du xxe siècle ?
Quel rapport entre Mati Diop, Ababacar Diop et Omar Victor Diop ?
Qui a inventé la « Police des Noirs » ?
Qui a chanté « Le temps des colonies » ?
Sur quelle période l’émission Pulsations était-elle diffusée à la télévision française ?
Où se trouve le Jardin colonial ?
Qui a écrit l’ouvrage à succès L’Invasion noire ?

Autant de questions auxquelles répondent nos trois auteurs dans « Notre France noire ».  L’appellation semble tirée du lexique des black studies, pourtant, déjà en 1931, au temps de l’empire colonial, Léon Absensour et René Thévenin avait publié « La France noire…ses peuples, son histoire, sa richesse ».

Comme le soulignent les auteurs de « Notre France noire », nous ne sommes plus en 1930 : eux ne font pas œuvre d’érudition géographique ou sociologique – même si, soit dit en passant, ils ont aussi quelques lettres de noblesse en sciences humaines. En effet, la France noire du regard croisé de Mabanckou-Blanchard-Waberi emprunte des chemins plus ludiques et pédagogique à destination du grand public. Leur pari éditorial ? Explorer quatre siècles d’histoire avec quelques 200 notices qui apportent réponse à une multitude de questions des plus sérieuses – quand la France a-t-elle interdit les mariages mixtes entre blancs et noirs ? Qui a inventé la Police des noirs ? – aux plus légères, du moins en apparence – Qui a chanté le temps des colonies ?  

Comme je ne saurais entrer dans le détail de ces notices de A à Z, je me limiterai moi aussi à un regard croisé sur quelques figures hautes en couleur de cette France noire. Ces figures sont d’abord des personnages qui participent de la mémoire collective : des grands hommes ou des femmes illustres, des légendes vivantes ou des héros oubliés, d’autres encore qui n’ont jamais connu les feux de la rampe malgré leurs hauts faits. Ainsi dans le domaine sportif des stars de l’actualité comme le judoka Teddy Riner ou le footballeur Kylian Mbappé côtoient d’anciennes vedettes restées dans nos mémoires comme le grand Bambuck, la gloire du sprint français. Mais qui se souvient à part les historiens et les mordus du noble art, d’Alfonso Brown dit Panama Al Brown, champion du monde de boxe poids coq, figure du Paris noir, amant de Cocteau et dandy jazz de Harlem ? Ironie de l’histoire, c’est ce boxeur oublié qui aurait financé la mission ethnologique Dakar-Djibouti de Marcel Griaule – immortalisée par L’Afrique fantôme de Leiris – « un des pillages les plus faramineux en Afrique, au cœur aujourd’hui du débat sur les restitutions. »

Les héros de la France noire sont d’ailleurs d’abord des héros des arts et de la culture de Joséphine Baker à Senghor. Entre ces deux monuments, des figures méconnues comme les Sœurs Nardal, « âmes de la négritude », mais aussi des peintres, des stylistes, des danseurs, des écrivains, des cinéastes. Et surtout des musiciens, des chanteurs populaires comme Henri Salvador, le groupe Toure Kounda, la compagnie créole, Joey Starr (classé en N pour NTM – sans doute une politesse des auteurs !) pour le Rap, et Abd Al Malik pour le slam reconverti à la littérature de gare. Quant à la vraie littérature, on notera l’absence de certains grands auteurs – présents néanmoins, dans le fil du texte et dans l’ombre de personnages de moindre envergure: Fanon et Glissant, déchus de la France noire de de Mabanckou-Blanchard-Waberi ?

Du « Jaurés noir » au « Spartacus noir »

 Mais il s’agit sans doute d’un choix éditorial branché sur l’actualité et le feeling des auteurs, plutôt que d’une censure politique. Par ailleurs, dans le domaine politique aussi, des personnages comme Gaston Monnerville ou Christiane Toubira, jouent-ils vraiment dans la même division que Rachel Keke ou Danièle Obono ? Et qu’ont-ils de commun avec des géants comme le « Jaurès noir » Hégésippe jean Légitimus ou le « spartacus noir » Toussain Louverture ? Peut-être « la condition noire » : n’est-ce pas Pap Ndiaye, l’auteur de l’ouvrage éponyme – reconverti en ministre de l’éducation éclair – qui soutenait que « il y a des Noirs parce qu’on les considère comme tels. » Quelle bouillie constructiviste ! L’auteur de « Peau noire, masque blanc » en rigolerait dans sa tombe. N’est-ce pas d’ailleurs Harlem Désir, le premier président de SOS racisme (l’association a droit a une notice) qui les jeunes de banlieue des années 80 surnommaient « Bounty » – noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur ?

 Loin de nous l’idée de reprocher aux auteurs de Notre France Noire de confondre les grands hommes et les figures mainstream sous les feux capricieux de la rampe. D’abord parce qu’ils rendent aussi justice à d’illustres inconnus ou à de petites gens qui ont fait preuve d’une vraie grandeur. Des héros très discrets comme Lassana Bathily (sauveur d’otages dans l’affaire de l’hyper cacher en 2015). Ou encore le résistant Addi Bâ, chef du premier maquis vosgien pendant la seconde guerre mondiale et fusillé par les Nazis. « La France est plus grande qu’elle-même lorsqu’elle offre non pas un modèle, mais un chemin pour l’humanité », écrivent nos trois auteurs.

Et si leur panthéon aux couleurs de la France s’inspire plutôt de leur nostalgie de quinquas qui les garde de toute dérive décliniste ou radicale, il n’empêche que cette subjectivité qui prétend à l’histoire s’ancre dans un projet commun : celui de « rapporter les faits, en revenant sur les parcours et les itinéraires de ceux qui ont fait et continuent à faire notre histoire ». L’impérialisme bleu blanc rouge est depuis longtemps révolu, pourtant la présence française demeure sur les cinq continents et six à sept millions de personnes noires ou métis vivent entre l’hexagone et les outre mers. Et la France noire que nous racontent Alain Mabanckou, Pascal Blanchard et Abdourahman Waberi, ce ne sont pas seulement des personnages existants ou ayant existé. Ce sont aussi des êtres fictionnels. Des lieux. Des images. Ou des événements. Nous y reviendrons bientôt sur d’autres chemins de « Notre France noire ».   

 

 

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