L’interrogatoire d’un des principaux chefs jihadistes récemment arrêté en Tunisie a fortement inquiété les responsables de la lutte contre le terrorisme. Des attentats à la voiture piégée contre des personnalités politiques de premier plan et l’ambassadeur américain sont actuellement envisagés par les groupes terroristes tunisiens, alors que le pays s’apprête à voter, le 26 octobre, pour les premières élections législatives libres dans l’histoire de la Tunisie
Depuis la fin du mois de septembre, le leader du Front populaire, une des principales forces politiques du pays lors des législatives du 26 octobre, Hamma Hammami, utilise désormais la voiture blindée qui lui a été prêtée par la Présidence de la République. Laquelle est suivie par deux voitures d’escorte et d’un policier en moto. Son épouse, l’avocate et militante des droits de l’homme, Radhia Nasraoui, est elle aussi sous la garde de la police. Leur immeuble dans la banlieue résidentielle de Tunis est protégé par six policiers.
La situation, si elle n’était pas si inquiétante, serait cocasse quand on se souvient que cette même police sous le règne des présidents Bourguiba et Ben Ali avait poursuivi, torturé Hamma Hammami et harcelé Radhia Nasraoui. « Désormais, les policiers nous protègent, c’est tout de même un progrès », lâchait, dans un sourire, le leader du Front Populaire en répondant aux questions de Mondafrique.
Faux taxi et vraies barbes.
Depuis l’assassinat en 2013 des deux dirigeants politiques, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, très proches du couple Hammami-Nasraoui, on savait que ces deux figures de la gauche tunisienne étaient menacés par les groupes salafistes violents. Durant l’été dernier, les policiers qui veillent, la nuit, sur Hamma Hammami, avaient découvert à trois heures du matin, trois libyens en voiture qui avaient pris rapidement la fuite. La plaque d’immatriculation, notée par les forces de sécurité, se révélera fausse. Le taxi que les terroristes avaient emprunté était un faux taxi.
Quelques semaines avant cette visite nocturne, le conseiller politique de l’ambassade américaine s’était déplacé lui même au domicile d’Hamma Hammami. « Vous êtes ciblé, lui avait-il dit, par les terroristes. Mais cette fois, ils sont décidés à envoyer des commandos de l’étranger, et lourdement armés ». Le même avait ajouté : « Les informations que nous avions donné au ministère de l’Intérieur tunisien à propos des menaces qui pesaient sur les deux dirigeants de gauche qui ont été assassinés, n’ont pas été prises au sérieux. Cette fois, nous préférons vous prévenir directement ». Voici une claire allusion à l’inertie- certains parlent même de complicité- des ministres tunisiens de l’Intérieur face aux mouvements salafistes durant les deux gouvernements dirigés par les islamistes d’Ennadha !
« Le dernier tournant »
Ce qui a motivé le renforcement de la protection d’Hamma Hammami est l’arrestation mi septembre, puis les aveux, d’un des principaux chefs terroristes tunisiens. Des attentats à la voiture piégée, a avoué ce dernier, sont envisagés contre au moins trois personnalités politiques : Hamma Hammami, l’ancien Premier ministre Beji Caïd Essebsi, un des candidats les plus sérieux aux élections présidentielles de novembre et de décembre, et enfin le secrétaire national de l’UGTT, le puissant syndicat tunisien. En haut lieu, on s’inquiète. « Avec la campagne électorale, nous abordons le dernier tournant qui devrait précéder des élections puis le renforcement de l’Etat, explique un des principaux ministres de l’actuel gouvernement. Si cela se passe bien, un président élu aura l’autorité pour résister au terrorisme. S’il y a un attentat politique contre un des candidats à la présidentiel, tout peut déraper ».
Plus que d’autres, la Tunisie coincée entre ses deux voisins algérien et libyen est exposée au terrorisme. Son territoire est le point de passage obligé pour les groupes jihadistes qui veulent exporter le jihad en Algérie et au Maroc, voire au Sahel. Des milliers de jeunes tunisiens ont gagné la Syrie, via la Libye puis la Turquie, infiniment plus que les quelques centaines de Français qui ont rejoint les égorgeurs de l’Etat Islamique. Quatre cent, d’après des sources policières, sont morts sur place et quatre cents rentrés en Tunisie. « Dans une Libye en plein chaos, explique un des patrons de l’anti terrorisme en Tunisie, il y a beaucoup d’argent qui circule, des camps d’entrainement et des centaines de jihadistes, tunisiens ou pas, qui peuvent intervenir à tout moment chez nous ».
En effet, la frontière tuniso-libyenne n’est plus véritablement contrôlée par les douanes, et pas d’avantage par les structures tribales qui assuraient traditionnellement le commerce illégal de produits alimentaires entre les deux pays. Des groupes qui oscillent entre le trabendisme et le salafisme imposent leur loi et laissent passer entre la Libye et la Tunisie aussi bien des armes, de la drogue que des matériaux industriels. Que faut-il faire ? Des frappes aériennes, comme le préconisent le ministre français de la Défense, Jean Yves Le Drian et beaucoup de gradés de l’armée à Paris ? « Surtout pas, répond notre interlocuteur, des frappes accéléreraient la décomposition de la Libye et l’arrivée chez nous en masse des groupuscules jihadistes. Il faut permettre aux factions et aux partis en présence en Libye de trouver un accord politique, de reconstruire un Etat ». La diplomatie tunisienne, fort active, œuvre en ce sens, en accord avec l’ONU, dont l’envoyé spécial en septembre plaidait aussi pour un « processus de paix » en Libye (voir l’éditorial dans Mondafrique de Clément Fayol)
Des arrangements entre ennemis
La Tunisie est d’autant plus vulnérable que près des centaines de milliers de libyens ont trouvé refuge en Tunisie depuis l’écroulement du régime de Kadhafi. Parmi eux, se trouvent beaucoup de hauts cadres de l’ancien régime qui ont renfloué les banques tunisiennes avec l’argent du pétrole des belles années, rempli les hôtels touristiques, abusé de l’alcool et des prostituées et apporté un sérieux ballon d’oxygène financier à une économie locale en pleine crise.
Cet apport d’argent français a, hélas, aussi contribué à la flambée des prix. Ainsi pour la fête de l’Aïd, le 6 octobre, le mouton s’est vendu autour de sept cent dinars, soit deux fois plus que l’an dernier. La Tunisie a du importer du bétail d’Espagne !
Sur le plan sécuritaire, la présence de cette forte communauté libyenne complique le travail des services tunisiens. Des terroristes libyens peuvent ainsi évoluer facilement en Tunisie en se fondant dans la masse. « Nous savons parfaitement, assure un haut cadre du ministère de l’Intérieur tunisien, que des jihadistes viennent se soigner dans nos cliniques. Mais nous ne les interpellons rarement, car nous ne pouvons pas nous payer le luxe de leur déclarer la guerre ».
Une sorte de pacte tacite a été passé entre les forces salafistes libyennes et le pouvoir tunisien. Ainsi la principale personnalité islamiste en Libye et l’homme du Qatar, Abdelhakim Belhadj, n’obtient pas de visa officiel actuellement pour se rendre en Tunisie. Mais il le fait parfois avec de faux papiers et la bénédiction du patron d’Ennahda, Rached Ghannouchi, son ami de trente ans. Le chef islamiste libyen est depuis toujours au mieux avec le groupe salafiste tunisien Ansar al-Charia, dont le fondateur, Abou Iyadh, a trouvé lui aussi refuge en Libye. Abdelhakim Belhadj dispose de solides réseaux à Tunis, dont des hommes d’affaires généreux. Il est difficile pour le gouvernement tunisien de l’ignorer. Mais il est impossible aussi, compte tenu des réseaux opaques qu’il actionne, de lui faire le moins du monde confiance.
Silence dans les rangs salafistes !
Les responsables de la lutte anti terroriste en Tunisie, soutenus notamment par les Américains, ont réussi à mobiliser leurs troupes et à emporter, ces dernières semaines, de sérieux succès contre les groupuscules jihadistes.
Dans les rues, les salafistes se font plus discrets. Ainsi lorsqu’on pénètre, ces temps ci, dans la commune de Sidi Ali Ben Aoun, le fief du mouvement Ansar al-Charia à quelques kilomètres de Sidi Bouzid, où a éclaté le soulèvement populaire contre Ben Ali, on croise bien quelques dizaines de fidèles méfiants à l’heure de la prière. Mais aucune agression verbale face à l’étranger de passage, juste quelques regards inquisiteurs. Le Cheikh aveugle qui anime ici la prière dans la mosquée salafiste s’appelle al-Khatib al-Idrissi, le guide spirituel du mouvement salafiste Ansar al-Charia. Ce saint homme qui s’oppose à la violence…pour l’instant, ne répond plus aux journalistes…depuis deux ans.
Est ce l’heure du repli pour les salafistes ? Ou bien ce calme précède-t-il des soubresauts plus inquiétants venus d’Algérie ou de Libye, ces deux pays si proches, trop proches?