Série Niger (4/5), l’implosion de la communauté économique ouest-africaine

Piquet de veille la nuit du 5 au 6 août 2023, dans l'attente d'une intervention militaire française, à l'expiration de l'ultimatum de la CEDEAO

Le 26 juillet 2023, c’est un coup d’Etat sans coup de feu qui fait tomber le Président Mohamed Bazoum, chose inédite dans le monde et même au Niger. Celui qui s’empare du Président est l’homme chargé de sa sécurité, le général Abdourahamane Tiani, qui commande la Garde Présidentielle. En ce matin de saison des pluies, nul ne peut encore imaginer les conséquences considérables à venir pour le Niger et pour l’ensemble de la région du Sahel. En cinq épisodes, Mondafrique vous raconte comment une révolution de Palais a dessiné les nouveaux rapports de force au Sahel. 

Ce quatrième volet est consacré à la crise de la Communauté économique ouest-africaine et la naissance de l’Alliance des Etats du Sahel.

En emboîtant le pas aux postures martiales occidentales, les leaders ouest-africains ont tenté de faire reculer les militaires nigériens par la force. Mais en échouant, ils ont finalement, comme la France, tout perdu, jusqu’à l’explosion de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), une organisation économique créée sur le modèle de l’Europe en 1975.   

La chicote est le premier réflexe des chefs d’Etat de la CEDEAO, exaspérés par ce qu’ils perçoivent comme une épidémie de coups d’Etat contre leurs régimes. Dès le 30 juillet, ils lancent un ultimatum d’une semaine accompagné de sanctions d’une rigueur jamais vue : fermeture des frontières et blocage de tous les mouvements financiers. Le Niger est privé de tout : vivres, médicaments, accès à la mer. Plus grave, ce sont ses plus proches voisins qui lui administrent la purge. La fraternité africaine en prend un coup. Les Nigériens n’oublieront pas.

Même si le régime militaire est, de toute évidence, dépourvu de base légale, les esprits s’échauffent devant ce qui est perçu comme une nouvelle démonstration du double standard. Comme à Bamako en janvier 2022, les foules se lèvent, exaspérées contre des sanctions «illégales, illégitimes et inhumaines.»

Des sanctions qui ne sont pas prévues par les textes

Photo de famille des chefs d’Etat de la CEDEAO, le 30 juillet 2023

Contrairement aux dires de l’organisation, le protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance, qui énumère en son article 45 les sanctions pouvant être prononcées contre un Etat membre «en cas de rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit», ne prévoit que des mesures de suspension et de mise au ban. Mohamed Bazoum, alors Président du Niger, l’avait dit lui-même après le coup d’Etat du Mali, le 9 juillet 2021, sur le perron de l’Elysée, à côté d’un Emmanuel Macron opinant : « Les mesures de fermeture des frontières et tout le reste, ça n’existe pas dans le traité de la CEDEAO.»

Une révision du protocole de 2001 a d’ailleurs été lancée entre le coup d’Etat du Mali et celui du Niger pour améliorer l’arsenal de la communauté. Mais ce protocole révisé, soumis le 10 juin 2022 à la 47e session du Conseil de médiation et de sécurité au niveau ministériel, ne fut pas adopté. Il prévoyait le gel de tous les comptes et avoirs de l’Etat fautif et le refus de l’accès aux ports pour les pays enclavés – contraire aux textes fondateurs de la CEDEAO. Le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Togo firent barrage au nouveau texte : ils rejetaient son article 1er sur la sacro-sainte limite des deux mandats.

Lors du coup d’Etat du Niger, la présidence de la CEDEAO, vient d’échoir au Président du plus grand pays de la région, le Nigérian Bola Tinubu, nouvellement élu. Le richissime dirigeant, peu charismatique et très âgé, voit dans la crise nigérienne l’occasion de briller.

Intervenir par la force des armes

Le 3 août, la CEDEAO envoie une mission de négociation. Elle est conduite par le général nigérian Abdusalami, un personnage bien connu au Niger pour avoir été très actif treize ans plus tôt, lors du coup d’Etat contre Mamadou Tandja. Mais cette fois,  Abdusalami  repart bredouille, sans avoir pu rencontrer Mohamed Bazoum ni le général Abdourahmane Tiani.

La vague menace «d’usage de la force» brandie le 30 juillet se précise à l’expiration de l’ultimatum, le 6 août. A Niamey, la population est survoltée. Deux jours plus tard, le Mali et le Burkina Faso, voisins parias du Niger, déclarent qu’une intervention militaire au Niger sera une déclaration de guerre contre leurs pays. Ils envoient une lettre à l’ONU dénonçant « le choix de privilégier les mesures coercitives, y compris le recours à la force armée, contre un pays souverain,en rupture totale avec la légalité́ internationale et la légitimité́.» D’autres pays – en particulier l’Algérie – invoquent également la Charte de l’ONU qui interdit le recours à la force dans les relations internationales, à l’exception des cas de légitime défense et des interventions autorisées par le Conseil de sécurité.

Faire la guerre au Niger pour restaurer Mohamed Bazoum dans son fauteuil ou pour imposer une norme démocratique que bafouent en permanence les chefs d’Etat mal élus de la région : ce projet fou va décupler la colère des populations sahéliennes, déjà  critiques à l’égard de leurs voisins côtiers qui abusent volontiers de leur accès à la mer pour s’enrichir à leurs dépens. Le soutien de la communauté internationale à cette initiative renforce les Nigériens dans leur sentiment d’injustice et les soude derrière la junte. Les personnalités politiques du régime renversé qui réclament l’intervention militaire contre le Niger à partir de Paris, Abuja ou Abidjan sont désormais perçus comme des ennemis de l’intérieur. La rue s’inquiète aussi des risques pour la cohésion sociale. Béninois, Nigérians et Ivoiriens de Niamey ont peur.

Une négociation de dupes ? 

Le général Toumba, à gauche, avec le général Abdousalami, le 19 juillet 2023 à Niamey

C’est dans ce contexte que le 19 août, le général Abdousalami revient à Niamey. Il exige de rencontrer Mohamed Bazoum et demande à la junte de fixer une limite à la durée de la transition. Le soir même, le général Abdourahamane Tiani fait une déclaration à la nation évoquant un plafond de trois ans. Les autorités nigériennes croient avoir ainsi satisfait les préalables à l’ouverture de discussions plus approfondies en faveur d’un assouplissement des sanctions. L’espoir renaît.

Mais il ne se passe rien. De report en conflits d’agenda, les chefs d’Etat n’ont plus de temps pour le Niger, où les sanctions sont en train d’asphyxier les populations. «S’il le faut, on rasera Niamey», dit l’un des grands leaders de la région. L’organisation ne communique plus sur la médiation mais plutôt, abondamment, sur l’intervention militaire en gestation.   

Le 16 septembre, les trois Etats récalcitrants créent l’Alliance des Etats du Sahel. Sous sanctions depuis qu’ils sont dirigés par des militaires, ils affirment que « toute attaque contre la souveraineté et l’intégrité territoriale d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties». L’Alliance est militaire ; elle vise à défendre ses membre contre l’extérieur mais aussi contre les groupes armés djihadistes qui ravagent leur région commune, le Liptako Gourma. La création de l’Alliance est reçue comme une provocation par la CEDEAO, un genre de révolte des gueux qu’elle compte bien écraser.

Dans toute la région, pourtant, des voix s’élèvent contre le projet d’intervention militaire. C’est au Nigéria que la résistance est la plus franche. Le Sénat s’y oppose. Les chefs traditionnels des Etats du nord, issus des mêmes populations que le Niger voisin, se mobilisent. Certains commencent même à parler d’une guerre des chrétiens contre les musulmans. Bola Tinubu comprend le danger qui pointe pour son propre régime. Dès lors, il va tergiverser, irritant au plus haut point ses homologues ivoirien et béninois. En interne, l’organisation se déchire. Le sujet Niger est une patate chaude.

Le Togo offre ses services

Etranglé, son débouché sur la mer fermé, le Niger ne trouve de soutien qu’auprès de ses deux alliés du Sahel … et du Togo, qui ouvre très vite son port de Lomé et offre ses services diplomatiques. Grâce à Faure Gnassingbé, le Niger accède, notamment, aux médicaments dont sa population est privée depuis le 30 juillet. Pour cela, il faut mettre en place de coûteux convois sécurisés à travers Burkina le Faso. Parmi les voisins, le Tchad aussi fait part de sa neutralité bienveillante. Les militaires tchadiens et nigériens collaborent de longue date dans la lutte contre Boko Haram.

Convoi de ravitaillement du Niger au Burkina Faso, août 2023

Le 24 septembre, Emmanuel Macron annonce le retrait de l’ambassadeur et du contingent militaire français. Selon Jeune Afrique, qui publie le 5 octobre ce qui ressemble à du off-record élyséen, cette décision suit une visio-conférence du Président français avec ses pairs ouest-africains. Emmanuel Macron y aurait dit «qu’il ne pouvait pas éternellement maintenir en stand-by dans le port de Dakar un navire transporteur de troupes de la marine française dans le but d’acheminer des contingents sénégalais et ivoirien à Cotonou, via Abidjan.» Il aurait alors interrogé ses homologues sur leurs intentions véritables, tout en ajoutant que «la France se tenait prête à assister l’opération par de la logistique et des renseignements.»

Alassane Ouattara et Patrice Talon, les plus enragés contre Niamey, auraient répondu par l’affirmative, comme Macky Sall, qui aurait toutefois précisé attendre la décision du Nigéria. A en croire Jeune Afrique, Bola Tinubu aurait alors «jeté un froid» en répondant qu’il n’était pas prêt «même si la phase de déploiement de plus de 20 000 hommes était quasiment achevée.»

L’attente et la lassitude

Malgré le repli français, la CEDEAO maintient officiellement ses menaces. Les négociations sont à l’arrêt. Seul Faure Gnassimgbé s’active, dans l’ombre.

Faure Gnassingbé, à gauche, avec le général Tiani, à Lomé, décembre 2023

Il faut attendre le 10 décembre pour que les chefs d’Etat de la région se réunissent enfin à Abuja, sans Alassane Ouattara, Macky Sall et Patrice Talon, les tenants de la ligne dure, mécontents. Le président de la Commission, Omar Touray, annonce l’allègement progressif des sanctions «sur la base des résultats de l’engagement du comité des chefs d’Etat avec le CNSP.» Mais si le Niger ne se conforme pas, martèle-t-il, la CEDEAO maintiendra toutes les sanctions. Deux nouveaux médiateurs sont désignés : le Président togolais et son homologue sierra-léonais, imposé par Washington. Le coup d’Etat est reconnu et le Niger suspendu des instances, ce qui met fin à la présence, agaçante pour les Nigériens, des anciens dignitaires du régime déchu aux réunions.

A Niamey, à nouveau, on veut y croire. Les populations sont à bout de force. Le 8 janvier, en gage de bonne volonté, le Niger libère le fils de Mohamed Bazoum, Salem, détenu aux côtés de son père depuis le coup d’Etat.  

Le gros lapin du 25 janvier

Le 25 janvier, Niamey doit accueillir la réunion décisive que tous attendent.  Les médiateurs  officiels sont enfin annoncés. Lamine Zeine, le Premier ministre, vient de rentrer d’une tournée en Russie, en Iran et en Turquie.

Mais les ministres des Affaires étrangères de Sierra-Leone, du Bénin et du Nigéria se font attendre toute la journée, prétextant, finalement, dans la soirée, des problèmes mécaniques à Abuja, après avoir répandu des rumeurs accusant Niamey de les empêcher d’atterrir. Lamine Zeine, à bout de patience, rend publiques, lors d’un point de presse, les autorisations de survol et d’atterrissage délivrées aux deux avions. «Nous sommes dans l’obligation de constater qu’il y a une mauvaise foi de cette organisation», dit-il. L’allègement des sanctions est à nouveau reporté sine die.

«Depuis six mois, nous sommes sous blocus. On a libéré le fils de Bazoum. On a précisé le cadre de la transition. Mais la CEDEAO n’a pas bougé et garde son option militaire. On a compris que c’était la seule», confie alors un responsable nigérien à Mondafrique. «Ce sont eux qui poussent les gens vers les Russes. Nous n’avions aucun contact avec les Russes au début de la transition. Mais le choix est mince : ou tu suis ou tu crèves. On ne veut pas crever donc on va chercher secours ailleurs. Ca s’est passé de la même façon au Mali et au Burkina», poursuit la source.

Le général Abdourahamane Tiani, le colonel Assimi Goïta et le capitaine Ibrahim Traoré à Niamey, le 6 juillet 2024

Le 28 janvier, coup de tonnerre, les dirigeants des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel quittent la CEDEAO. Ils accusent l’organisation de trahir les idéaux de ses pères fondateurs sous l’influence de puissances étrangères hostiles et estiment qu’elle est devenue «une menace pour ses Etats membres et ses populations.» C’est la stupeur. Les trois pays du Sahel représentent la moitié de la superficie de la communauté, qui  n’a jamais connu pareille fracture. En quittant la CEDEAO, les trois pays du Sahel la privent de la base légale des actions à leur encontre.

Un mois plus tard, le 24 février, la CEDEAO n’a plus d’autre choix que de lever enfin les sanctions contre le Niger.

Un an après le coup d’Etat, l’Alliance des Etats du Sahel vient de tenir son premier sommet à Niamey. Au-delà des questions de sécurité, qui ont présidé à sa naissance, l’Alliance souhaite développer une coopération économique et diplomatique. Les Sahéliens de l’hinterland, fatigués du mépris de leurs frères de la Côte, leur tournent désormais le dos.

Il y a un mois, la CEDEAO a annoncé la création d’une force en attente pour lutter contre le terrorisme. Niamey, Bamako et Ouagadougou n’ont pas réagi, même par un sourire. Il faudra bien plus que cela pour les convaincre de revenir.